Géologue de métier et directeur de recherche au CNRS, le skipper amiénois Pierre Antoine, fidèle au club d’Amiens Voile, se confie sur cette passion ardente « pour la mer et l’océan » qui l’accompagne depuis son plus jeune âge et nous livre ses plus beaux souvenirs en mer.
Bonjour Pierre ! Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer d’où vous vient cette passion pour la navigation ?
C’est d’abord la passion pour la mer et l’océan. Je pense que c’est venu quand j’étais vraiment jeune. J’avais à peu près 10 ans. C’était à l’occasion de vacances au bord de la mer, en Bretagne. J’avais de la famille là-bas et j’ai eu la chance d’aller voir la mer, les bateaux, et ça, c’est quelque chose qui m’a tout de suite intrigué. Et ça n’a pas lâché. Ça date donc d’il y a longtemps.
Pouvez-vous nous faire part de votre palmarès ?
Je fais de la course en multicoque, donc avec des trimarans, depuis 1990. J’ai fait une dizaine de transat. J’ai fait deuxième à la transat anglaise, en 2005. C’était de Plymouth à Newport, aux États-Unis. Sur le même parcours, un peu plus récemment, en 2016, j’ai fait The Transat. J’ai fini troisième en multicoque 50 pieds. Et puis, il y a eu aussi les épisodes de la Route du Rhum. Je l’ai gagné deux fois. Une fois en 2006, avec un trimaran de 12 mètres, et puis en 2018 en 50 pieds. C’était un petit peu la consécration parce que ça faisait très longtemps que j’avais cela en tête, d’y aller avec un trimaran assez gros, assez costaud. Donc, voilà quelques courses qui se sont bien passées, sauf en 2014 où il y a eu une avarie énorme. Quelques jours après le départ de la Route du Rhum, mon bateau a été explosé par la foudre, qui était passée à travers le mât, la coque. C’est terrible. Ça, c’est vraiment ma seule vraie fortune de mer. Mais c’est arrivé qu’une fois. Sinon, en général, je ramenais les bateaux à bon port.
On s’aperçoit vite que l’on n’a pas besoin d’avoir des gros moyens pour faire des choses exceptionnelles.
Quel souvenir conservez-vous de votre toute première navigation ?
Ma première navigation, je m’en rappelle très bien. Ça s’est passé dans une petite école de voile, en Bretagne Nord. C’était la première fois où j’ai eu la possibilité de monter sur ce que l’on appelle un « Optimist », c’est un tout petit dériveur d’initiation à la voile. J’étais particulièrement motivé parce que j’avais dû attendre un an. A l’époque, on n’avait pas le droit de commencer avant d’avoir 10 ans. Alors, j’ai attendu ce moment exceptionnel pour pouvoir monter sur un vrai bateau. Une grande journée, mais pas facile d’ailleurs parce qu’on ne nous avait pas expliqué grand chose. Il y avait pas mal d’incertitudes quand il a fallut rentrer avec les bateaux. On ne savait pas trop manœuvrer contre le vent, etc. Je me rappelle encore la pagaille (Rires). Mais bon, je n’ai pas lâché depuis ce temps là. On a fait aussi des choses un petit peu hors-normes aussi. En 1970, on était parti avec un copain de collège d’Amiens. On avait un « Vaurien », c’est un dériveur de quatre mètres de long, et on a décidé de partir de Quend Plage pour aller jusque Saint-Pol-de-Léon. Une petite aventure qui forme le caractère. On était parti en autonomie totale. On s’aperçoit vite que l’on n’a pas besoin d’avoir des gros moyens pour faire des choses exceptionnelles.
Quel a été votre meilleur souvenir ?
Il y en a tellement. C’est sûr que, le plus récent, c’est quand même l’arrivée de la Route du Rhum en 2018, qui était vraiment magique parce que j’avais vraiment énormément d’avance. C’est vraiment les moments magiques comme cela, mais il y en a eu plein. Et il y en a aussi d’autres qui n’étaient pas forcément pendant les courses. Entre les courses, il y a des convoyages par exemple. Moi, je suis passionné par les Açores. Ce n’est pas très loin. On y est allé très souvent avec les bateaux, et l’arrivée aux Açores reste à chaque fois un moment totalement magique. Les îles comme cela, où l’on retrouve les odeurs de la Normandie au milieu de l’Atlantique, au bout de cinq ou six jours de mer. C’est assez étonnant quand même.
Et votre pire souvenir ?
La grosse avarie de 2014, dans le Rhum, avec l’éclair. C’est totalement rarissime. Là, en quelques heures, on passe du statut de coureur, à fond dans la course, bien placé, à celui de rescapé. J’avais été récupéré par hélicoptère. Et dès le lendemain, on pense à récupérer le bateau et à repartir. Ce qui a été le cas d’ailleurs, puisqu’on a pu le récupérer. Ensuite, il a été remorqué par un remorqueur. Et après, il y a eu des mois de travail pour tout reconstruire, remettre le bateau au top niveau, et on est reparti. Face à des épreuves comme cela, on apprend à rebondir. Et c’est cela qui est compliqué d’ailleurs. Il y a des choses qui n’arrivent pas souvent, et d’autres que l’on peut anticiper, comme des chavirages, même des naufrages classiques, par exemple une collision avec un conteneur flottant abandonné en mer. Ça, c’est des choses que l’on imagine. Mais l’éclair, non. Ça, ce n’était pas du tout dans le programme. Voilà, il faut s’attendre à tomber de temps en temps sur de grosses mauvaises surprises (Rires).
Comment vous s’organiser pour partir en mer ?
Cela dépend. Si on part pour faire une petite balade, il n’y a pas de préparation particulière. Par contre, pour des courses, il y a une préparation à la fois physique et surtout mentale. Le bateau, c’est une affaire extrêmement mentale. Il faut vraiment imaginer tout. On imagine la course avant, comment on va pouvoir réagir en fonction de la météo, etc. En course au large, il y a des efforts physiques, c’est sûr. Mais ce n’est pas un marathon. Par contre, il faut tenir des jours, donc c’est effectivement plus la préparation psychologique qui est importante. Si on n’est pas sûr à 100% de vouloir y aller, si on n’est pas gonflé à bloc, ça peut vite se détricoter face aux problèmes, face à toute l’adversité. Et après, quand ça commence à aller mal, souvent c’est la loi des séries. Une petite pièce lâche, on ne fait pas ce qu’il faut au bon moment, et puis après ça dégringole ailleurs, etc. C’est contre des choses comme ça qu’il faut pouvoir lutter. Et ça, c’est plus une question de psychologie. Il faut réussir à gérer une situation où on manque énormément de sommeil par exemple, ça c’est le plus dur. On fait du sommeil fragmenté, c’est-à-dire des petites siestes de vingt minutes dans la journée pour récupérer.
La perception d’enfermement est totalement différente en mer puisque l’on est à la fois sur un objet mobile, et puis on est dans un environnement qui change en permanence.
Sur de grandes courses de plusieurs jours en solitaire, comment parvenez-vous à supporter l’isolement ?
Ma plus longue course, c’était en double et on avait mis 23 jours pour la faire. La perception d’enfermement est totalement différente en mer puisque l’on est à la fois sur un objet mobile, et puis on est dans un environnement qui change en permanence. La mer n’est jamais la même. Tout change beaucoup. Donc finalement, tant qu’on avance et qu’on est dans des conditions qui changent comme cela, ce n’est pas si difficile que cela. Et après, il y a un rythme qui se met en place. Des fois, c’est vrai que l’on peut vitre perdre le fil. Si on n’a pas fait son journal de bord, si on n’écrit pas, si on ne cale pas bien les choses, au bout de trois ou quatre jours, on peut très vite ne plus savoir quel jour on est, par exemple.
N’avez-vous jamais craint le danger en mer ?
Il y a toujours une part de peur, mais il faut la maîtriser. On sait qu’il peut se passer des choses, mais après, il faut relativiser. Finalement, il n ‘y pas tant de disparition en mer que ça. La différence c’est que la mer, ça peut être très impressionnant. Ça peut faire peur. Mais, surtout maintenant, avec des météos de plus en plus précises, on sait voir arriver les problèmes qu’on pourrait rencontrer. On a quand même le temps de prévoir. Sauf le cas un petit peu extrême dont je parlais, avec l’orage en mer qui était totalement impossible à maîtriser.
La navigation maritime a t-elle connu beaucoup d’évolution ?
Avant, tout se faisait sur papier, et maintenant on est en tout électronique, ou presque. Le monde a énormément changé. La notion d’isolement est beaucoup moins claire d’ailleurs parce que, finalement, on a une communication par satellite, surtout pendant les courses. En permanence, on sait où on est. Donc ça change beaucoup de choses. Même dans les années 90, avant que l’on passe au GPS généralisé, c’était beaucoup plus compliqué. On n’avait pas de position en permanence. On avait des positions quand on faisait le point. C’était beaucoup plus aléatoire. On n’a plus cette surprise d’arriver de l’autre côté. Même sur une traversée de la Manche, dans les années 80, le grand jeu c’était de faire des paris sur l’écart de distance à l’arrivée, de savoir si on arrivait avec quelques kilomètres à droite ou à gauche du port que l’on avait visé au départ. Il y avait ce côté, effectivement, un petit peu aléatoire dans la navigation. Cela demandait beaucoup plus de concentration, parce qu’il fallait tout faire à la main. Sur une traversée de la Manche, il fallait faire un point toutes les heures en fonction du cap du bateau, de sa vitesse, des courants maritimes. Avant, on traçait sur les cartes des petits vecteurs que l’on additionnait et qui, au final, nous donnait la route précise. Alors que maintenant, on regarde juste l’écran et on sait où l’on est.
Il y a eu une évolution gigantesque dans ce milieu.
Les bateaux ont également évolué ?
On est passé des tout premiers trimarans à des monstres de 35 mètres qui font le tour du monde à une vitesse de dingue. Ça a été une évolution vraiment énorme. Dans certaines courses, le temps a été divisé par quatre. C’est énorme. On fait en huit jours ce que l’on faisait en un mois. Alors que, quand le trophée Jules-Verne a été inventé, l’objectif était de faire le tour du monde en moins de 80 jours, et c’était déjà un énorme challenge. Maintenant, ce n’est plus 80, c’est 60. Il y a eu une évolution gigantesque dans ce milieu. C’est ça qui est passionnant aussi, du point de vu technologique, c’est une évolution énorme.
Quelles sont, selon vous, les compétences requises pour être un parfait skipper ?
Parfait, je ne sais pas hein ! (Rires) Mais il faut être capable d’anticiper, il faut être tenace pour faire front à l’adversité. C’est vraiment une école intéressante parce que, de plus en plus, dans le monde où on vit, on essaie de supprimer toutes les sources d’imprévus. Et là, au contraire, il faut accepter que, parfois, il peut y avoir des moments où on ne peut pas tout maîtriser. Et ça, ça s’anticipe. L’idée c’est de tenir. Tenir sur le durée. Il faut entretenir sa motivation, et puis avoir des objectifs claires au départ.
Quels sont vos projets à venir, vos objectifs ?
Là, déjà, c’est de pouvoir quitter Amiens et, dès que possible, aller à l’Ouest. Parce que ça me manque quand même cruellement. On a beau être près de la campagne, ça manque de mer quand même. Cette année est un petit peu une année de transition. Je n’ai pas de gros projet. Le projet c’est plutôt d’aller naviguer avec les amis. Ça fait du bien de temps en temps de ne pas avoir de grosse organisation, de grosse course prévue tout de suite.
Angélique Guénot
Crédit photo : Léandre Leber – Gazettesports.fr (Archives)